« Réveil ! Allez les gestionnaires de bouffe au boulot ! Tout le monde dans les rangs dans 00.45 ! ». En 45 minutes, il fallait faire la bouffe, faire manger les personnels, manger soi même et faire un semblant de toilette, une toilette de chat comme disait sa maman ; mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à la douceur, à la ouate des souvenirs de son enfance privilégiée. Allez go, il fallait agir. Il ne savait pas à quelle heure il s’était couché, il savait l’heure à laquelle il s’était levé et il savait qu’il n’avait pas assez dormi. Son corps commençait à émettre des protestations. Peu importait. La douleur n’était qu’une information de l’esprit et tant qu’il avait mal, c’est qu’il vivait. Il fallait oublier la douleur, les douleurs, passer par-dessus.
D’autant qu’il lui fallait penser à lui mais avant tout aux autres, cohésion, car ils voudraient manger. Ce fut vraiment une toilette de chaton qu’il avait fait lorsqu’il fut devant les fourneaux. Les stagiaires étaient déjà là avec la même problématique que la veille, c’est-à-dire les faire tous manger sachant qu’il n’y avait pas le nombre de quarts suffisant mais qu’en plus se rajoutait la contrainte du temps. Il aperçut Marj dans les rangs. Ce n’est pas elle qui paraissait la plus fatiguée. Son corps filiforme, tout en muscles, formé à la dure loi des ouvriers viticoles, supportait les contraintes.
« Formez les binômes ! Nous allons donner un quart plein par binôme plus une demi-brioche et portions de confiture. A vous ensuite de partager et manger rapidos. Le patron ne va pas tarder à rappliquer. »
Sans mot dire, les binômes se formaient et se mettaient en colonne avant de prendre le liquide chaud et béni, et d’aller s’assoir. Dans la fraicheur matinale, la fumée du breuvage chaud faisait contraste.
Tandis qu’il appréciait ce moment en buvant le sien, un stagiaire venait déposer son quart à ses pieds, à tout le moins le jeter, avant de faire demi-tour.
Il regardait le quart, puis le dos du stagiaire qui s’éloignait. « Oh ! Tu m’as pris pour ta bonne ou ta mère ! » A ses mots, le stagiaire faisait demi-tour prestement. « Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit là ?!! »La fatigue avait exacerbé les sens. « Je suis ni ta bonne, ni ta mère. Tu nettoies ton quart ».
Le stagiaire ne répondait rien mais lui fonçait dessus bras en avant pour le saisir. Mal lui en pris: Baudouin se mit de côté en « ouvrant la porte » quand le stagiaire devait le saisir au col tout en lui assénant un coup dans la gorge. Apporté par son élan, le stagiaire vint écraser sa glotte contre la main de Baudouin. Il se saisit la gorge des deux mains de douleur alors qu’il tombait ce qui fit qu’il ne ralentissait pas sa chute et s’écrasait sur le sol comme une grosse merde. Baudouin avait suivi la chute et dès son arrivée au sol lui passait le bras devant le cou tout en faisant une clé commando et serrer.
« Arrête tes conneries. Nous sommes ensemble, en cohésion. On progresse ensemble, on meut ensemble, on travaille ensemble ! Ok ?! ».
L’autre recherchant son air lui fit signe que oui. Baudouin relâchait sa contrainte et l’aidait à se relever en lui tendant la main tandis que tous étaient groupés autour d’eux quand arrivait le
Patron.
« Que se passe-t-il ici ? On se bat ? Vous avez encore de l’énergie à revendre ?! Je vais vous faire bouger moi ! »
« Négatif, Monsieur. Mon collègue avait chu. Je l’aidais à se relever ».
D’un air suspicieux, son regard allait de Baudouin, au stagiaire, à l’ensemble du groupe, revenait à Baudouin puis au stagiaire.
« Tu as chu ? C’est joliment dit. ». Se plantant devant lui, il lui perçait les yeux des siens. Un silence lourd se faisait sur le camp, un silence qui lui parut interminable mais Baudouin ne baissait pas les yeux. Il crut voir comme un sourire dans les yeux du Patron qui ne décrochait pas les siens avant de se planter dans ceux du stagiaire qui avait « chu » : « Écoute moi bonhomme, et c’est valable pour tout le monde ! Si tu tombes, c’est une chute. Si tu chutes, c’est la tombe ! C’est clair pour tous ?! Il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux et si tu abandonnes une fois, tu abandonneras toujours, je vous l’ai déjà dit ! Si tu tombes, c’est une chute. Si tu chutes, c’est la tombe ! Et bah ça tombe bien si je peux dire parce que ce matin s’il y en a qui vient à chuter et s’il ne se relève pas, ce sera la tombe ! Au petit trop derrière Maxence ! Bougez-vous ! Vous perdez déjà du temps ! »
Passant à côté du Patron, il le fit sourire en l’entendant marmonner « il a chu, je t’en fouterais du il a chu ». Il savait que le Patron était content. Le groupe avait répondu comme un seul homme face à cet incident, en cohésion. Une journée et une nuit a suffi à souder le groupe. En cohésion, ensemble, ils iraient au bout.